L’écoconception, pour réduire l’impact environnemental du numérique
On le sait désormais, le numérique n’est pas une alternative douce à l’industrialisation et au dérèglement climatique. Cette révolution ne s’est pas contentée de remplacer le papier par les emails et les supermarchés par des boutiques en ligne. Raphaël Lemaire, auteur d’un livre sur l’éco-conception web, indique dans cet ouvrage : “L’économie numérique ne remplace pas l’économie traditionnelle, elle s’y ajoute.” Elle a donc un impact non négligeable et croissant sur l’environnement, au même titre que les secteurs traditionnellement pointés du doigt : transports, construction ou agriculture intensive.
Il est donc nécessaire de prendre la mesure de cet impact, de se doter des moyens et d’outils pour inclure le critère d’efficacité environnementale dans notre manière de concevoir les services numériques. On pourra alors s’assurer qu’à tous les niveaux, collectifs et individuels, cette réflexion s’accompagne d’actions concrètes.
1. Prendre la mesure de l’impact environnemental du numérique
“Le numérique représente, selon les sources, entre 2 et 6% des émissions de gaz à effet de serre au niveau mondial, avec convergence de ces sources autour de 4%” indique Raphaël Lemaire, soulignant la difficulté d’estimer cet impact tant les sources d’émission sont multiples, des données à la traduction de ces services numériques dans l’économie réelle.
Les data centers : le coût du stockage et de la distribution des données
C’est intuitivement au coût de la maintenance des données sur des serveurs que l’on pense quand on évoque l’impact négatif du numérique sur l’environnement : près de 5000 data centers répartis dans 130 pays qui exigent d’être alimentés en continu, doté d’un dispositif de maintenance, de refroidissement…
L’IEA (International Energy Agency) estime que la consommation des data centers au niveau global en 2021 se situait entre 200 et 250 TWh, soit entre 0,9% et 1,4% de la demande électrique globale. La transmission des données mobilise une quantité encore supérieure d’électricité (260 à 340 TWh), à laquelle s’ajoute désormais l’activité liée aux cryptomonnaies, 100 à 140 TWh.
Motif d’optimisme : cette consommation électrique, liée en grande partie au refroidissement de ces structures de stockage de données, croît moins rapidement que le nombre d’usagers et le volume de données produites et échangées chaque année. Il y a donc des progrès en termes d’efficacité énergétique qui s’accompagnent d’une part croissante de renouvelable dans l’électricité consommée.
Toujours plus de terminaux
Plus encore que les data centers, ce sont la surconsommation de terminaux et la gestion de leur fin de vie qui creusent notre empreinte carbone. 200 kg de matières premières sont nécessaires à la fabrication d’un smartphone, estime Erwan Fangeat de l’Ademe (agence de transition écologique), interrogé par Les Numériques. Parmi ces matières premières, 30 à 50% sont des matières synthétiques, 10 à 20% du verre et de la céramique et le reste, 40 à 60% des métaux, cuivres, aluminium, chrome…. mais aussi, dans une moindre proportion, des terres rares extraites essentiellement en Chine sous des lois environnementales qualifiées par le CNRS de “plus souples”.
L’organisme Latitudes, projet soutenu de Gandi pour une technologie plus sobre, estime le rythme de ventes de smartphones dans le monde à 50 par seconde. Latitudes en déduit d’un rapide calcul que c’est bien ce poste, la création de nouveaux terminaux, qui impacte le plus lourdement l’environnement.
Notre empreinte environnementale dépend donc de ce rythme de renouvellement des équipements qu’il faut mesurer afin de ralentir : s’ il y a une part de marketing dans la propension des constructeurs à nous proposer sans cesse des nouveaux produits, il existe également une dimension technique qui pousse à l’obsolescence rapide certains de ces équipements. Si ce phénomène semble se ralentir pour les ordinateurs de bureau, il reste très fort pour les terminaux mobiles.
Ce coût environnemental des équipements est donc aussi lié à l’offre de services numériques et à leur capacité à être utilisés sur des terminaux et des systèmes plus anciens.
Les externalités liées à une économie connectée
En prenant encore davantage de hauteur, on constate que ce stockage énergivore et cette surconsommation d’équipements accompagnent de nouveaux usages et de nouveaux services impactant, eux aussi, l’environnement. La conception utopique du numérique comme outil de dématérialisation d’activités polluantes est désormais oubliée. Une étude du CNRS illustre ce phénomène avec un exemple très parlant : la mise en place des factures numériques. Cette dernière a un impact négatif en termes d’émissions de gaz à effet de serre : plus d’un tiers des usagers impriment systématiquement ces documents.
Plus largement, l’exposition accrue à des offres commerciales, l’accès à un plus grand nombre de produits et de marchés et la facilité à se faire livrer ces produits, même d’un bout à l’autre du monde, sont liées à la démocratisation des outils numériques.
La première étape de l’écoconception doit donc être la validation de l’utilité et du bien fondé de ce service d’un point de vue environnemental. Concevoir un site internet avec le souci de l’efficacité énergétique pour permettre à des acheteurs d’économiser quelques centimes en faisant venir des produits par porte-conteneurs depuis l’autre bout de la planète manque de sens.
L’industrie du numérique va même à contre-courant des efforts déployés dans d’autres secteurs en terme de sobriété énergétique : le think tank The Shift Project nous apprend que l’intensité énergétique du PIB mondial baisse de 1,8% chaque année, en dépit d’une hausse de 4% de celle de l’industrie numérique. La transition numérique n’a donc pas eu l’effet de dématérialiser l’économie et d’en neutraliser l’impact environnemental : on a, certes, remplacé du papier par des pdf et des disques par des mp3, mais ce ne sont que d’infimes gouttes dans l’océan des nouveaux services numériques déployés.
2. Se donner les moyens d’agir
Une fois ce constat établi, il convient de ne pas le considérer comme une fatalité. Le numérique s’accompagne nécessairement de ce coût environnemental. Il faut donc, à tous les niveaux, inclure la contrainte environnementale dans la réflexion, doter cet aspect de l’activité numérique de moyens, notamment humains, et être capable de mesurer l’impact des actions adoptées.
Des outils de mesure et des objectifs à atteindre
Chacun de ces postes de coût environnemental doit donc être conjointement traité et cette nécessaire optimisation exige des outils de mesures pertinents.
Ainsi, les data centers affichent désormais un ratio, le Power Usage Effectiveness (PUE), qui détermine le rapport entre la consommation énergétique totale et la somme des consommations de chaque équipement. L’objectif étant de déterminer quelle part de cette dépense énergétique est consacrée au simple refroidissement des équipements. La plupart des data centers affichent des PUE atteignant 1,7, il faudrait, par différents moyens, parvenir à réduire ce rapport .
Des engagements collectifs sont désormais pris par différents opérateurs pour réduire ce rapport. Ainsi, le Climate Neutral Data Centre lie ses signataires à des contraintes de sobriété énergétique :
- Dès le 1er janvier 2025, les nouveaux data centers afficheront un PUE de 1,3 (ou 1,4 selon la zone géographique)
- Dès 2030 tous les data centers demandant une puissance maximale supérieure à 50kW respecteront ces limites.
Si on est capable de se fixer des objectifs de sobriété énergétique concernant le stockage de données, on peut aussi chercher à mesurer et réduire ces données pour assurer un même service. Il existe donc des outils comme l’extension GreenIT-Analysis (pour Chrome ou Firefox) ou Website Carbon Calculator permettant d’estimer l’impact environnemental de nos pages web en prenant compte des métriques comme la taille de ces pages, le nombre de requêtes, etc.
Un référent sur la notion d’efficacité énergétique
Si des outils de mesure existent et permettent de travailler à une amélioration de l’efficacité environnementale, il faut que cette exigence dépasse la simple bonne volonté des acteurs économiques. Il est donc nécessaire qu’un référent soit désigné, qu’il soit interne ou externe, au sein des organisations, entreprises, institution de recherche, d’enseignement… La problématique de l’écoconception numérique étant transversale à plusieurs fonctions , il est indispensable de pouvoir compter sur ce référent pour imposer les contraintes nécessaires à tout nouveau projet.
3. L’écoconception à tous les niveaux
Une fois le problème de l’impact environnemental du numérique identifié et les outils réunis pour mieux orienter la conception de ces services, il faut coordonner les efforts pour que de bonnes pratiques deviennent la norme dans la production et l’usage de services.
Le rôle de l’État
Les gouvernements disposent de plusieurs leviers.
Le premier est celui de la loi, qui a le mérite d’aller au-delà de la bonne volonté des acteurs du secteur du numérique. Ainsi, en France, la loi du 15 novembre 2021 prévoit tout un ensemble de mesures pour faire prendre conscience de l’impact environnemental du numérique, limiter le renouvellement des équipements ou œuvrer, par le biais de tarifications conditionnées, à la réduction de la consommation d’énergie des data centers. Les autorités françaises envisagent par ailleurs d’exiger des opérateurs de communication une publication de leur bilan carbone, via des “indicateurs clefs sur leurs politiques de réduction de leur empreinte environnementale”.
Par ailleurs, précise Raphaël Lemaire : “La France a été un des premiers pays à interdire l’obsolescence programmée, en 2015, par exemple. L’Europe impose un indice de réparabilité pour les appareils numériques. »
L’État peut et doit également se montrer exemplaire sur les questions d’écoconception et adopter, comme le préconise un rapport de l’ACERP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse), ces bonnes pratiques dans le cadre de la feuille de route Tech.gouv. Le “Gendarme des télécoms » qu’est l’ACERP suggère même aux administrations de se tourner à hauteur de 20% de leurs achats d’équipement vers de l’occasion et du reconditionné.
L’État peut, enfin et surtout, promouvoir certaines bonnes pratiques, légitimées par des spécialistes de la question. Ainsi, le Référentiel général d’écoconception de services numériques (RGESN) permet de se poser des questions sur sa pratique de l’écoconception et de donner un cadre qui permet de trier les actions significatives et celles, plus symboliques, qu’on pourrait percevoir comme du “greenwashing”. C’est précisément ce type d’outil qui permettra au référent chargé de l’écoconception de disposer d’une base de travail et de collecter des informations pertinentes au sein des différents services de son organisation (UX, Contenu, Backend… etc).
Ce sont, en effet, ces organisations qui sont au cœur de la mise en œuvre de l’écoconception de services numériques.
La mobilisation des entreprises
A l’échelle des structures proposant des services numériques, et donc des entreprises notamment, la responsabilité prend différentes formes :
- S’assurer en amont que les services qu’elles utilisent (par exemple les serveurs) sont respectueux d’engagement de sobriété énergétique ; comme Equinix, signataire du Climate Neutral Data Centre Pact évoqué précédemment, ou alimenté en énergie verte comme LuxConnect, pour citer les partenaires de Gandi.
- Rechercher l’efficacité énergétique en allégeant la consommation de ressources à toutes les étapes de la conception : compression des médias, suppression des données expirées, limitation des tâches en arrière plan et même choix d’un langage de programmation plus efficace, tous n’étant pas aussi consommateurs de ressources.
- S’interroger sur l’inclusivité et la pertinence des produits et services : propose-t-on un service utilisable par tous, sans contrainte de matériel ? Et surtout propose-t-on un service utile, qui justifie cette dépense de ressources, même maîtrisée ?
Pour pouvoir arbitrer efficacement entre ce qui est significatif et ce qui l’est moins dans une démarche d’écoconception, les professionnels du numérique peuvent faire appel à un organisme de certification pour garantir que la sensibilisation à ces questions est effective. C’est cette démarche qu’a menée Julien Fusco, fondateur et gérant de l’agence Ochelys. Cette agence mise sur le développement de sites web centrés sur l’utilisateur et donc sur la sobriété de fonctionnalités. Différentes rencontres et notamment celle avec Frédéric Bordage, auteur originel du référentiel de l’écoconception web (régulièrement mis à jour depuis une dizaine d’années) et cofondateur de l’Alliance Green IT, lui font réaliser la convergence entre ses pratiques UX et l’écoconception : “Par un heureux hasard ça correspond à nos principes, on ne savait pas que l’on faisait du GreenIT car le terme n’existait pas encore à l’époque”. Julien Fusco décide donc de suivre la formation certifiante proposée par l’Alliance Green IT et s’assure que ses collaborateurs sont également sensibilisés à ces notions. Au-delà des bonnes pratiques, ce type de sensibilisation permet d’inscrire son activité dans une démarche respectueuse de l’environnement, “on ne peut pas écoconcevoir un site web, on peut écoconcevoir un métier”, explique Julien Fusco. Désormais, il communique sur cette certification sans que l’aspect “green” de la conception de site web soit spécifiquement demandé par ses clients. Il souhaite néanmoins faire avancer l’idée, pas forcément intuitive, que sobriété rime avec efficacité, et que ces bonnes pratiques de conception, de produits et de fonctionnalités, permettent d’optimiser un service numérique.
La contribution de chacun en faveur de l’écoconception
Établir des normes pour favoriser l’écoconception, les mettre en œuvre au sein des organisations, voilà de bonnes bases pour penser le numérique de façon plus responsable. Mais cette prise de conscience institutionnelle doit tous nous toucher, individuellement, dans notre rapport aux outils numériques. A nous de favoriser les services déployant des efforts dans le bon sens, à nous de mesurer l’empreinte carbone de notre site personnel, à nous d’appliquer les conseils que nous donnent les spécialistes de l’écoconception :
“Il existe des référentiels de pratiques avec toutes ces idées, précise Raphaël Lemaire. Le plus ancien et le plus connu est le référentiel des 115 bonnes pratiques d’éco-conception web du collectif conception numérique responsable, dont la V4 (à laquelle j’ai participé) est une grosse mise à jour est qui est disponible en open source sur GitHub. Il existe aussi un référentiel très complet de 498 critères, développé par l’INR, le GR 491, ainsi qu’un autre, plus digeste, de 80 critères, rédigé par la MiNumEco (mission interministérielle numérique écoresponsable) : le RGESN. Il y a aussi une spécification de l’AFNOR.”
Désormais, tout, ou presque, est en place pour faire des exigences environnementales et de l’écoconception une norme dans l’offre de services numériques, à l’instar de certaines dispositions de cybersécurité aujourd’hui incontournables. Les leviers sont identifiés, des certifications et des listes de bonnes pratiques existent. Plus important encore, le public est suffisamment sensibilisé sur ces questions pour s’orienter dans ses usages et sa consommation vers une offre plus vertueuse au niveau environnemental. Ce qui pouvait être perçu comme un acte militant en réponse à une situation alarmante est peut-être en train de devenir une norme de marché.
Pour aller plus loin :
- Le livre de Margerie Guilliot, Sylvain Revereault et Raphaël Lemaire, interrogé pour la rédaction de cet article, « Green IT Les clés pour des projets informatiques plus responsables« .
- La 17ème édition de Paris Web qui consacre 5 interventions au sujet Green IT, du 6 au 8 octobre 2022.