L’extension nationale au service de la souveraineté numérique : l’exemple du Gabon
Le 7 juin 2023, le Gabon reprenait officiellement le contrôle de son extension nationale et le .ga sortait du club pas toujours bien fréquenté des noms de domaine gratuits. En près de 30 ans d’existence et quelques changements d’organisme de tutelle, le .ga est devenu une extension très (et pas toujours bien) représentée sur Internet et l’histoire agitée de ce domaine de premier niveau de code pays (ccTLD) est l’illustration de l’importance pour un pays de garder la main sur son identité numérique. L’histoire nous montre également accessoirement que le gratuit fait rarement bon ménage avec le marché.
L’année d’Internet et le projet Digital Gabon
Nous sommes en 2013 et le Gabon, pays d’Afrique Centrale, entend bien saisir l’opportunité de devenir une place forte des Technologies de l’Information en Afrique. Le déploiement du système de câbles sous-marin ACE en décembre 2012 est l’occasion de faire rayonner le pays en misant sur cette possibilité d’accéder au haut débit. Cette ambition se manifeste notamment par la volonté de faire du ccTLD, le .ga, une extension incontournable au niveau national et continental.
Le .ga existe depuis 1994, a été confié en 1998 à l’Office des Postes et Télécommunications de la République Gabonaise, devenu Gabon Telecom en 2004, privatisé en 2007 et jamais vraiment engagé dans le développement de cette extension : le .ga est cher, peu fiable, peu accessible et largement ignoré par les acteurs locaux ou internationaux.
Pour celà, le Gabon s’est doté d’une structure, l’ANINF (Agence nationale des infrastructures numériques et des fréquences) et d’un partenariat commercial qui propose un modèle d’affaire qualifié à l’époque d’ « innovant » : la gratuité du .ga sans condition. C’est à Freenom, entreprise néerlandaise, d’en assurer la distribution gratuitement (à l’exception notable des noms de domaine « spéciaux »). La promesse d’un partenariat « gagnant-gagnant » doit faire décoller l’usage au Gabon et ailleurs du .ga.
L’ambition est avant tout dit Cyriaque Kouma, DIG Project Manager à l’ANINF, « d’encourager les entreprises et les individus au Gabon de développer leur présence en ligne« .
2013 est « L’année d’Internet » pour le pays et la concrétisation d’un projet initié en 2011 baptisé Digital Gabon.
Le ccTLD du Gabon parmi les plus prisés au monde
Quelques années plus tard, le Gabon s’est en effet imposé dans le classement des pays les plus représentés par leurs ccTLD.
Cette présence dans le top 10 des extensions les plus prisées, comme celles de la République Centrafricaine, du Mali ou des Tokelau, est évidemment due à sa gratuité. Cette disposition, nous le verrons, a eu un coût en terme d’image pour le pays.
.ga : le prix de la gratuité
une propriété limitée
Pour ce tarif particulièrement compétitif (pour ne pas dire imbattable), a-t-on les mêmes garanties qu’avec un nom de domaine dont l’enregistrement est payant ? Pas exactement : comme le précise le site de Freenom, c’est bien cette entreprise ou l’une de ses filiales qui est déclarée sur le Whois comme propriétaire. Il n’est donc pas possible de céder un tel nom de domaine à une tierce personne ni de le réserver pour plus de 12 mois, il n’est donc pas possible d’avoir la garantie de pouvoir le renouveler d’une année sur l’autre.
La gratuité de ces nom de domaine semble donc s’accompagner de contreparties non négligeables. On peut donc, même pour un site qu’on ne souhaite pas conserver durablement ou pour un projet de court terme, plutôt se pencher sur des alternatives peu couteuses, on peut en effet acquérir un nom de domaine en bonne et due forme pour moins de 4 euros en surveillant les promotions
pratiques frauduleuses
En outre, cette gratuité qui a des contreparties handicapantes pour une activité que l’on souhaite inscrire dans le temps fait le bonheur de ceux qui cherchent à mener des activités frauduleuses. L’opacité de la propriété du nom de domaine, le court terme et le coût d’entrée inexistant sont autant de bonnes raisons d’opter pour un .ga quand on veut faire du phishing, du cybersquatting…
Si la représentation des sites en .ga est bien supérieure au poids économique du pays dans le monde grâce à cet accès gratuit, elle l’est également dans la masse des sites et des expéditeurs d’e-mails aux pratiques frauduleuses. Dans une étude de 2021, le .ga se classait au 5ème rang des extensions de nom de domaines frauduleux (en compagnie d’autres ccTLD gérés par Freenom, .tk, .ml, .cf ou .gq). Le Gabon subit cette dégradation de son image sans pouvoir endiguer ce phénomène. En 2012, le pays avait eu le pouvoir de suspendre « me . ga » la tentative de Kim DotCom de créer un clone de MegaUpload en utilisant le tld alors sous contrôle absolu du Ministère des Communications du Gabon.
En mars 2023, Meta, maison mère de Facebook ou d’Instagram et WhatsApp, a poursuivi en justice le registraire de noms de domaine Freenom, qui offre des noms de domaine gratuits pour cinq ccTLD dont le .ga. Meta accuse Freenom de violer ses marques déposées et de faciliter le phishing contre ses utilisateurs en ne répondant pas aux plaintes d’abus et en monétisant le trafic vers les domaines malveillants. Suite à la plainte, Freenom a suspendu les nouvelles inscriptions de noms de domaine sur son site web.
un modèle d’affaire qui questionne
Si Freenom peut se dire également victime des malversations qui sont faites avec les noms de domaine enregistrés en .ga, le modèle d’affaire véritable du registre interroge et alimente la suspicion. On peut ainsi lire sur différentes plateformes (quora ou Reddit par exemple) que le registre s’octroie le droit de récupérer des noms de domaine une fois qu’ils sont référencés pour les valoriser auprès d’autres acheteurs.
Le ccTLD au service de la souveraineté numérique d’un pays
Si l’objectif initial de faire rayonner le Gabon dans le monde numérique est rempli par le nombre de sites enregistrés avec ce ccTLD, le bilan est, au terme de ces dix ans de contrat, plus contrasté si on s’intéresse à l’image donnée par ces sites associés au Gabon.
Le pays a donc demandé à l’ANINF de reprendre la gestion complète de son TLD national le 3 juin 2023. L’enregistrement de ces noms de domaine est désormais très similaire à la plupart des ccTLD, par des bureaux d’enregistrement rompus à la gestion technique et légale de ces actifs.
Cette transition ne se fait pas sans heurt. L’opération permettant au pays de reprendre pleinement la main sur son ccTLD s’accompagne d’une exigence accrue : Freenom n’avait pas fourni les informations nécessaires sur les détenteurs de ces noms de domaines qui, pour 7 millions d’entre eux, on tout bonnement été supprimés après une campagne d’information encourageant les détenteurs de ces actifs à prendre les devants pour minimiser les effets de cette transition. Désormais, pour disposer d’un nom de domaine en .ga, il faudra pouvoir justifier d’une activité dans ou en rapport avec le pays ou être en mesure de prouver un lien avec le Gabon dont la pertinence pourra être évaluée par le registre national.
Cette séquence d’une décennie peut permettre de tirer quelques enseignements. Le plus important est que l’extension nationale, le ccTLD, est un atout de souveraineté numérique et que sa prolifération ne doit pas se faire à n’importe quel prix, en particulier pour un pays affichant l’ambition d’être un acteur régional majeur d’Internet. Le cas du .ga nous montre aussi les limites de la gratuité quand elle est assurée par une entreprise, par essence, à la recherche d’un profit. On comprend donc que pour assurer la transparence et garder la main sur ce qu’on pense acheter, il faut parfois accepter d’y mettre le prix.
Il est donc temps de renouer avec le .ga et d’enregistrer, en bonne et due forme, des noms de domaine sur lesquels vous aurez véritablement la main.
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